Vers de nouveaux modèles pour les expositions ?
Expositions sans visiteur, fermées à peine les portes ouvertes, ou même avant. Professionnels esseulés, ne pouvant partager le fruit de leur travail. Premières réouvertures, avec des contraintes encore inédites : masques et gel hydroalcoolique, jauge réduite parfois de 90 %, sens obligatoire de visite. Publics en attente d’autre chose, dans un monde où les repères semblent changer. A l’heure où les professionnels s’organisent avec la création d’XPO, la fédération des concepteurs d’exposition, et appelent à la création prochaine d’un Centre National de l’Exposition, quel est l’avenir de ce medium ? Est-il temps d’envisager de nouveaux modèles pour nos expositions ?
Les expositions : un modèle sous tension depuis une vingtaine d’années
Notons d’emblée que la crise des expositions n’est pas un phénomène nouveau, exclusivement lié à la crise sanitaire. Des tensions existaient bien avant, autour de quelques questions clé.
La question de la pertinence des propositions
Depuis plusieurs années revient régulièrement l’argument d’une offre trop importante par rapport au public et au temps disponible. Ainsi, à Paris en 2018, 95 expositions temporaires ont été présentées au sein de 37 sites. Parmi celles-ci, 4 expositions ont accueilli plus de 500 000 visiteurs. A l’autre extrémité du spectre, 33 expositions ont reçu moins de 80 000 visiteurs (source : Office du Tourisme et des Congrès de Paris). Il existe un réel décalage entre quelques expositions-événement florissantes, et une majorité d’autres manifestations qui peinent à atteindre leurs objectifs.
Simultanément, des modèles concurrents émergent. Comment se positionner par rapport, par exemple, à l’Atelier des Lumières, qui présente des projections d’œuvres d’art ? Peut-on pour cette expérience parler d’exposition ?
Ce constat est encore aggravé par l’augmentation concomitante des coûts : primes d’assurance (en particulier depuis l’augmentation du risque terroriste), coûts de fabrication de caisses de plus en plus sophistiquées, velléité de se démarquer par des outils numériques spectaculaires – et coûteux (réalité virtuelle, réalité augmentée). La crise actuelle ne fait que renforcer cette tendance, avec l’augmentation du risque de fermeture liée à l’épidémie, et la fermeture des frontières.
La question sociale et écologique
Une critique plus fondamentale dénonce le coût social et environnemental des expositions.
Coût social tout d’abord : les visiteurs des expositions sont en grande majorité les publics déjà acquis. Le nombre de primo-visiteurs est limité. Les expositions ne remplissent pas pleinement la mission de démocratisation culturelle qui leur revient lorsqu’elles sont conçues par un établissement public ou parapublic.
Coût environnemental aussi : climatisation, transports internationaux d’objets uniques, scénographies construites ex nihilo et détruites à l’issue de la manifestation… Malgré quelques initiatives louables de réemploi, malgré l’assouplissement des règles climatiques internationales, malgré l’implication de professionnels engagés (par exemple Les Rad!cales), l’exposition est rarement un modèle vertueux d’un point de vue environnemental.
Les modèles actuels d’exposition sont en crise. En empêchant l’accès physique, et en suscitant de nouvelles propositions à distance, est-ce que la crise sanitaire n’aura pas, paradoxalement, permis l’émergence de nouveaux modèles ? Penchons-nous sur les apports de la crise.
Les idées prometteuses issues du confinement
L’idée n’est pas ici de faire une liste exhaustive des propositions liées aux expositions en temps de confinement. Nous vous renvoyons vers les nombreux articles parus depuis 2 mois et intitulés « Les trois / cinq / dix meilleures expositions en ligne ». Le CLIC a effectué un travail de recensement très pointu. Nous nous attacherons ici plutôt à déterminer quelques axes qui pourraient modifier la réception, et peut-être même la conception, des expositions.
Les expositions qui transposent le monde réel en virtuel
Une première proposition est devenue un passage obligé pour qui voulait voir une exposition entre le 17 mars et le 11 mai : la visite à 360°. Il s’agit de la possibilité de se promener librement dans un ensemble de vues réelles. Cela suppose donc que l’exposition a existé, qu’elle a été scannée, et mise en ligne. Les avantages : cela permet de voir une exposition qu’on aurait ratée. Les inconvénients : le cheminement est rarement parfaitement fluide, et on ne peut voir que ce qui a été enregistré lors de la prise de vue. Les visites à 360 ° les plus abouties proposent des contenus spécifiques : possibilité d’agrandir les détails de certaines œuvres, accès à la demande à des commentaires.
Citons l’exposition Turner, peintures et aquarelles au musée Jacquemart-André à Paris, ou l’offre, particulièrement riche, de l’exposition Pierre Soulages, la puissance créatrice à l’espace Lympia à Nice, qui associe à la visite l’accès à l’intégralité du catalogue.
Dans ces deux exemples, on trouve une réelle générosité, ainsi que la volonté de maintenir un lien avec les publics. En revanche, il n’y a pas de remise en cause du modèle de l’exposition physique, qui reste un préalable indispensable.
Les expositions qui (re)constituent un réel qui n’a jamais existé
D’autres expositions donnent l’illusion du réel, sans pour autant avoir jamais eu d’incarnation physique. C’est le cas des propositions de l’Universal Museum Of Art. Les œuvres sont choisies pour leur contenu, en faisant fi des contraintes de prêt. Elles sont accrochées dans un environnement réaliste : une placette et des étals de bouquinistes parisiens pour Caricature, arme de diffusion massive. Le visiteur peut circuler, avec vision globale de l’espace, possibilité de sauter des sections, accès à des contenus pour chacune des œuvres présentées.
Dans d’autres cas, la visite virtuelle permet de présenter des œuvres autrement invisibles, car conçues pendant le confinement. C’est le cas de l’exposition de Philippe Hérard à la galerie Joël Knafo : 27 toiles peintes pendant ces semaines de réclusion, une bouffée d’humour mordant dans une période qui en a bien besoin.
Dans un esprit totalement différent, on peut classer ici aussi l’initiative du Muséum des sciences naturelles d’Angers. Le Muséum a reproduit dans le jeu vidéo Animal Crossing : New Horizons un muséum de sciences naturelles qui n’est ni tout à fait lui-même, ni tout à fait un autre. Certains objets sont ceux du Muséum d’Angers, d’autres non. Plusieurs fois par semaine, un médiateur présente, à partir des objets virtuels, la diversité du vivant. Cette proposition est, certes, un formidable coup de communication. Mais n’est-elle pas bien plus ?
Les 3 cas (UMA, galerie Joel Knafo, Muséum d’Angers) amènent à s’interroger sur la spécificité de l’exposition physique. A-t-on réellement besoin de se déplacer dans l’exposition pour profiter de ses bienfaits, ou une exposition virtuelle peut-elle apporter le même bénéfice ?
Il me semble que l’exposition physique n’est pas en danger. Rien ne pourra remplacer le contact direct avec l’objet. Il reste que l’initiative du Muséum d’Angers pose des questions intéressantes sur l’opportunité d’aller où sont les publics, y compris dans des mondes virtuels, et sur la nécessité, encore et toujours, d’une médiation humaine pour donner du sens à l’expérience. L’avenir dira comment les institutions et les professionnels choisissent d’y répondre.
Les expositions qui restituent les contenus sous la forme d’un site internet
Un troisième type d’exposition virtuelle s’affranchit pleinement de son modèle physique. Ce sont les expositions qui traitent leur sujet sans passer par un accrochage, en privilégiant un ordonnancement propre aux outils numériques. L’exemple le plus abouti est probablement Faces of Frida, projet de Google Arts & Culture. On y trouve à la fois des diaporamas éditorialisés d’œuvres de Frida Kahlo, des articles de fond sur différents aspects de son travail et de sa vie, des hommages d’artistes contemporains, des analyses détaillées d’œuvres, des archives commentées, des visites virtuelles de lieux qu’elle a habités, des contenus sur son influence posthume. Sous la forme d’un site internet, et grâce à la collaboration de 33 collections internationales, la proposition constitue une somme numérique sur son sujet. Faut-il y voir une nouvelle forme d’exposition, à côté de notre traditionnelle exposition physique ?
D’autres propositions sont conçues sur le même modèle (par exemple la très documentée Notre-Dame de Paris en plus de 100 œuvres de Paris-Musées), avec des moyens manifestement moindres. Ce qui pose la question de l’offre Google. Ce modèle totalement gratuit, pour les utilisateurs comme pour les collections dont les œuvres sont numérisées, est-il reproductible s’il n’est pas adossé à un GAFA – dont il redore l’image ? Mais aussi : comment se vérifie ici l’adage « si c’est gratuit, c’est vous le produit » ?
Exception remarquable : les propositions de la Bibliothèque nationale de France, qui a su créer à partir des contenus de ses expositions passées d’épatants sites très intuitifs. Le visiteur y évolue parmi les textes, les images, les sons et les vidéos de Les Nadar, une légende photographique ou Paysages Français, une aventure photographique, de découverte en découverte.
Ces propositions d’expositions virtuelles qui sont des sites internet ont pour elles la richesse des contenus et l’ergonomie de l’usage. Il leur manque cependant toujours le contact matériel avec l’objet, ce contact qui suscite surprise, émotion, expérimentation. Il leur manque aussi une autre spécificité de l’exposition : l’échange qu’elle suscite.
Quelles leçons peut-on tirer de ces propositions rendues particulièrement actuelles par le confinement et la crise sanitaire ?
Quelques pistes pour renouveler les expositions
Il semble que la période actuelle, et les propositions qu’elle a mises en avant, plaident avant tout pour une nouvelle clarification de ce qu’est une exposition.
Partons de la définition proposée par XPO : « L’exposition est un dispositif intellectuel, symbolique et spatial, pratiqué par des visiteurs et dont l’objectif est de favoriser leur rencontre sensible avec des œuvres humaines ou de la Nature, des thématiques (historiques, sociologiques, scientifiques…), des patrimoines (matériels et immatériels) et des territoires. »
Cette définition, conçue dans un objectif professionnel, dit peu de choses de la pratique de l’exposition. Une exposition suscite des émotions, apporte des connaissances, engendre des expériences. Une exposition est un moment de partage, entre les concepteurs et les publics, entre les artistes et les visiteurs, entre les visiteurs eux-mêmes. Une exposition révèle des valeurs collectives, et donne naissance à des récits communs. Une exposition a une vocation sociale qui est une dimension essentielle de sa raison d’être.
Pour faire vivre toutes ces dimensions de l’exposition dans le temps de la crise sanitaire et ensuite, plusieurs pistes peuvent être explorées. J’en retiendrai trois :
- la place centrale accordée à la proximité humaine et à l’échange ;
- l’exposition des collections ;
- un usage pragmatique des outils numériques.
Miser sur la proximité humaine et l’échange
Le confinement a révélé un besoin largement partagé de contacts humains et d’échanges. Mais l’exposition est désormais terriblement contrainte sur ce plan par le mot d’ordre de la distanciation sociale. Pourtant, il semble que cette double injonction – contact et distanciation – est précisément l’occasion de renouer avec l’une des raisons d’être des expositions.
L’exposition est en effet bien plus que la monstration d’artefacts, ou la rencontre entre des artefacts et des visiteurs. L’exposition est un lieu de débat et de partage. Retrouvons cette vocation, et n’hésitons pas à renouveler les médiations pour imaginer des propositions conformes aux nouvelles règles de distanciation. Dans cette nouvelle ère, permettre aux visiteurs d’échanger entre eux, voilà un défi magnifique à relever !
A Rennes, Céline Chanas, directrice du musée de Bretagne, propose des balades urbaines sous la forme de discussions improvisées. Ainsi, les médiateurs s’appuient sur la toponymie des rues pour aborder des sujets traités dans l’exposition permanente. Et le musée, privé de sa matérialité, redevient lieu symbolique d’échange.
Il ne s’agit pas ici de nier le travail fait par de formidables médiateurs depuis une dizaine d’années, mais bien de saisir l’opportunité d’accentuer encore cette dimension. L’idéal serait d’en faire un élément constitutif du projet, dès sa conception. Cette démarche est globalement acquise dans les expositions scientifiques et de société, mais encore trop rare dans les expositions d’art.
Notons à cet égard l’exception du Musée de Pont Aven. Le Musée de Pont-Aven choisit de célébrer ses 35 ans à l’automne 2020 avec l’exposition Réserve, ouvre-toi qui mettra en avant 35 œuvres emblématiques des collections. C’est l’équipe scientifique qui a présélectionné 50 œuvres, et organisé le propos en 5 thèmes, mais c’est aux internautes qu’est laissé le choix final grâce à un questionnaire en ligne portant chaque semaine sur un lot de 10 œuvres. Ils ont aussi la possibilité de laisser un commentaire qui pourra être repris dans l’exposition. En 2016, les musées de la métropole de Rouen Normandie avaient initié ce type de démarche avec La Chambre des visiteurs.
Exposer les collections
Une deuxième piste pour le renouvellement des expositions réside dans l’exploration des collections permanentes.
Les expositions-événements qui attirent les foules sont compromises, les prêts internationaux sont devenus impossibles pendant quelque temps : qu’à cela ne tienne ! Les collections publiques françaises sont riches et variées. Certaines sont bien connues, d’autres gagneraient à être mieux analysées. Parmi les objets étudiés, rares sont ceux sur lesquels une nouvelle présentation, de nouvelles confrontations ne pourraient pas renouveler le regard.
Sous l’intitulé Le Temps des collections, les musées de Rouen et leur directeur Sylvain Amic ont réalisé depuis 2012 un formidable travail. Chaque année, un thème est retenu : Trésors et mystères en 2019, Mode et textiles en 2018, …. Chacun des huit musées de la Réunion des musées métropolitains Rouen-Normandie conçoit, à partir de ses collections de beaux-arts ou d’histoire naturelle, une exposition temporaire en résonance avec ce thème. Sylvain Amic le promet : la démarche permet de nombreuses redécouvertes, et guide l’enrichissement continu des collections.
Tous les musées, tous les lieux d’exposition ne disposent pas en propre de ressources aussi riches. Rien n’empêche cependant de s’appuyer sur les réseaux locaux pour proposer des expositions en cohérence avec l’identité et les ressources partagées d’autres institutions.
Alors, plus d’exposition Léonard de Vinci ? Si, bien sûr. Mais moins fréquemment, et en laissant plus de place à des projets inattendus. Sophie Makariou, présidente du musée Guimet, le disait dans Le Monde le 30 avril dernier : « Il faut arrêter la course aux expositions avec des circulations d’œuvres tous azimuts. Cette question se posait déjà hier, elle est encore plus pertinente maintenant, à la fois pour des problèmes de développement durable et de responsabilité sociétale. Nous avons des collections nationales qui sont extrêmement riches, le public attend de voir ces collections. »
Privilégier un usage pragmatique des outils numériques
Le confinement a montré l’inventivité numérique des institutions, et l’appétence des publics connectés pour ce type d’offre. Le site de Paris-Musées a ainsi reçu la visite d’environ 500 000 visiteurs par semaine pendant le confinement, soit une augmentation de 350 %. Comment intégrer cette nouvelle donnée dans le monde des expositions ?
Les visites à 360° peuvent être un réel outil d’aide à la visite. En amont, elles permettent de repérer les circulations, l’accessibilité pour les publics handicapés, l’adaptation ou non à un public familial. Après l’exposition, elles autorisent un retour sur un cartel trop vite survolé, ou la vérification d’un aspect d’une œuvre. Les visites virtuelles peuvent donc constituer un complément à la visite réelle.
Les contenus ludiques autour des œuvres et des expositions (#TussenKunstenQuarantaine et autres #GettyMuseumChallenge) contribuent à désacraliser le musée. Grâce à ce type d’initiative, l’œuvre en vient à faire partie du quotidien de tout un chacun, pour peu qu’il soit connecté aux réseaux sociaux. Les outils numériques contribuent alors mettre en valeur l’offre culturelle en s’appuyant sur la vie quotidienne des publics.
Nous le savions déjà : il n’existe pas d’opposition entre offre numérique et offre réelle. Les deux se répondent, au service d’une expérience, bien réelle, pour le visiteur.
Faire des expositions le plus bel endroit de la Terre
La crise sanitaire, et ses corollaires le confinement et la distanciation sociale, ont fortement perturbé un modèle d’expositions qui était déjà en crise. Paradoxalement, ils ont aussi apporté des éléments susceptibles de résoudre cette crise : place centrale accordée à l’échange, attention particulière portée aux collections des institutions, usage raisonné des outils numériques. Reste à savoir comment nous, professionnels, saurons nous saisir de cet assemblage complexe de contraintes et d’opportunités. Toujours dans un seul but : trouver de nouveaux modèles pour continuer à faire des expositions le plus bel endroit de la Terre !
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