Valorisation et transmission : un pas de côté (3/3)

schéma conception soutenable

Je poursuis l’exploration de modalités d’exposition différentes, ici avec un entretien autour de la notion d’éco-conception. L’éco-conception, c’est la volonté de concevoir des installations respectant les principes du développement durable et de l’environnement. Dans un contexte de remise en cause des pratiques de l’exposition, et à l’heure d’une réelle attente sociale sur l’écologie, peut-on rendre les expositions plus vertueuses ?

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C’est Laure Dezeuze qui se prête au jeu de ce troisième entretien. Architecte et scénographe, elle pratique l’éco-conception depuis plus de 15 ans pour des expositions, des habitations, des boutiques, des ateliers. Elle a fondé le studio Bloomer en 2017. Elle est proche des Radicales, collectif de designers engagés sur les questions sociales et climatiques. Son rêve : produire un jour une scénographie à partir de structures gonflables.

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Pouvez-vous dire quelques mots de votre parcours ?

Je suis entrée en architecture par l’angle social. J’ai fait l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Montpellier, puis celle de Paris-La Villette. Paris-La Villette était pilote sur une certaine idée de l’éco-conception, avec une notion de l’architecture qui inclut le temps, l’interaction, et l’écoute des utilisateurs, et qui intègre les sciences sociales. C’est là que j’ai pu créer des liens avec toute une génération d’architectes partageant les mêmes préoccupations, parmi lesquels les membres d’Encore Heureux[1], sous l’influence de Patrick Bouchain. J’y ai réalisé ce que sont mes deux passions professionnelles : le XS, les petits projets, souvent temporaires, et le XL, l’échelle du territoire. Dans les deux cas, il s’agit de changer le regard du visiteur ou de l’usager.

Je suis entrée en scénographie ensuite, après avoir fait le constat d’un gros souci éducatif sur l’architecture. Mais je reste architecte, et je pratique avec un regard d’architecte. Pour moi les problématiques en scénographie sont proches de celles du logement : les objets doivent exister chacun en autonomie, dans un lieu commun qui permet les interactions et la sociabilité.

Cette notion d’éco-conception est assez complexe, et le mot lui-même est contesté.

L’éco-conception est ancrée en architecture depuis les années 1970. Les architectes ont de l’avance sur les scénographes ! Leur expérience, avec ses réussites et ses points faibles, est une bonne référence pour nous. Nous sommes ainsi plusieurs à refuser la création de normes ou de labels de l’éco-conception en scénographie. En effet, nous avons vu chez nos collègues architectes que ces labels peuvent devenir contreproductifs car instrumentalisés par certains acteurs, par exemple des fabricants qui augmentent les prix de matériaux à peine améliorés. Et on en vient à surconsommer du produit pour répondre au label, c’est une aberration ! Il faut trouver d’autres outils.

C’est pourquoi je préfère la terminologie « conception soutenable ». C’est un vocabulaire qui a déjà une histoire, mais qui n’est pas galvaudé. Et il dit bien ce qu’on recherche. C’est le contraire d’« insoutenable ».

Il y a aussi une autre dimension qui me semble essentielle dans la conception soutenable : c’est le co-faire, le fait que chacun peut avoir une idée. Je revendique une approche hyper collaborative de la scénographie.

Pouvez-vous donner quelques exemples de scénographies que vous avez éco-conçues ?

Je travaille régulièrement avec la Fondation Villa Datris, consacrée à la sculpture contemporaine, par exemple récemment pour Bêtes de scène. C’est un exercice intéressant : pour chaque exposition, nous réussissons à réutiliser quasiment tous les socles.

D’autres exemples sont moins aboutis. Pour l’exposition Jamaïca Jamaïca à la Philharmonie de Paris, nous avions dessiné le mobilier en modules, qui pouvaient être intégralement réutilisés tels quels ou sous la forme de panneaux. Malheureusement, il aurait fallu après l’exposition un mois supplémentaire pour pouvoir récupérer les matériaux, les cataloguer, les redistribuer, et cela n’a pas été possible. Une grande partie des modules a été jetée.

vue de l'exposition Jamaïca Jamaïca
Vue de l’exposition Jamaïca Jamaïca à la Philharmonie de Paris, 2017.

On me demande aussi parfois de concevoir une seule scénographie pour deux expositions, comme cette année à la Manufacture de Sèvres, La Beauté du geste, volets 1 et 2. Le risque est alors d’être trop générique. Dans ce cas, je recherche le volume optimal à partir du matériau à réemployer, puis je travaille une identité propre à chaque exposition à partir de la matière, de la peinture, du graphisme.

Quels sont les freins à l’éco-conception ?

J’en vois plusieurs. Si une institution souhaite travailler dans cet esprit, elle doit disposer de lieux de stockage, ce qui est de moins en moins le cas. Elle doit aussi se donner du temps, mais les périodes de montage et de démontage ont plutôt tendance à diminuer.

En fait, tout le système économique des expositions pourrait être remis en question. Les espaces sont trop grands, et parfois mal conçus. A la Philharmonie, lieu voué à exposer la musique, on est obligés de recourir à un isolant phonique à chaque exposition car l’enveloppe est en béton. Quel gaspillage ! Et la conception de l’exposition comme événement ponctuel est contestable : c’est une dépense phénoménale en ressources que de vouloir tout dire sur un sujet en un temps et en un lieu uniques.

Il y a aussi un frein esthétique. L’éco-conception temporaire propose souvent des matières plus brutes. Ce n’est pas accepté par tous les commissaires.

L’éco-conception implique-t-elle un budget différent de la conception traditionnelle ?

C’est difficile à dire. La phase de conception, de dessin, est plus longue, pour optimiser l’emploi de matière. Il m’est arrivé de déstructurer totalement une cimaise pour atteindre une plus grande hauteur sans utiliser plus de matière. Les honoraires sont donc plus élevés.

Pour ce qui est de la phase de fabrication, on a naturellement des coûts moins élevés en matière première. Mais on dépense peut-être plus en temps de travail.

Je dirais que l’éco-conception coûte moins cher si on agit sur une grande surface, ou si on fait plusieurs expositions dans la même scénographie.

Schéma de conception du mobilier de l'exposition La Beauté du geste à la Manufacture de Sèvres
Schéma de conception du mobilier de l’exposition La Beauté du geste à la Manufacture de Sèvres, 2019. Remploi de modules.

Comment la profession de scénographe s’inscrit-elle dans ce contexte ?

La situation du scénographe est aujourd’hui quasiment insoutenable. D’une part notre mission consiste à créer des choses qui se jettent. D’autre part, on nous propose des honoraires très limités (récemment, 8000 € pour deux expositions successives de 1000 m2 dans une grande institution).

La situation évolue doucement. D’un côté, la répartition des rôles est de plus en plus floue entre commissaire, scénographe et artiste. C’est l’occasion de se montrer exemplaire, d’expliquer notre démarche, et de sensibiliser nos interlocuteurs. De l’autre côté, nous ne pouvons plus être des spécialistes. De plus en plus de scénographes font deux activités : scénographie et lumière pour le studio Vaste, scénographie et curation pour moi.

Les concepteurs d’exposition sont de plus en plus sensibles aux démarches éco-conçues. Quels conseils donneriez-vous à ceux qui souhaitent se lancer ?

Il est important de se faire accompagner par une personne compétente dans ce domaine, et de la rémunérer justement pour le travail de conception qu’elle effectue aux côté de l’organisateur.

Un autre aspect essentiel est le planning : il faut concevoir d’emblée un calendrier qui permet l’éco-conception. Aujourd’hui, nous sommes encore en phase d’exploration, et nous avons besoin de temps pour mettre en place des projets éco-conçus. Toute l’éco-conception est basée sur le temps.

Enfin, il me semble qu’il ne faut pas avoir peur de répartir le contenu d’une exposition en plusieurs moments successifs. Aujourd’hui, les expositions-monuments ont peu de sens. Au bout de dix salles, les visiteurs, même professionnels, ne sont plus en capacité de recevoir de nouvelles sollicitations. Il serait plus intéressant de dérouler les contenus dans le temps, ce qui permet d’utiliser moins de matière, et de la réutiliser.

Eco-concevoir, c’est avant tout une réflexion sur des systèmes constructifs adaptables et des habillages éphémères, qui répondent de manière spécifique à la demande et peuvent être facilement retirés.

Laure Dezeuze (Atelier JR)

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Pour un tour d’horizon de la crise que traverse le modèle des expositions, c’est ici.

Pour deux autres exemples de valorisation et transmission réussies : 


[1] Encore Heureux est une agence d’architecture engagée dans la conception soutenable. Elle était commissaire et scénographe de l’exposition fondatrice Matière grise au Pavillon de l’Arsenal de Paris en 2015.

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